Nous sommes 29 à attendre la conférencière de l’agence Europ Explo devant la brasserie Lipp. Un peu avant 16 h, le maitre d’hôtel nous fait entrer dans l’établissement en glissant la porte à tambour sur le côté afin de faciliter notre entrée. Nous montons par l’escalier en colimaçon pour nous installer dans un salon et sommes quelque peu à l’étroit !!!
Notre conférencière commence par resituer ce quartier dans l’Histoire. Dès l’époque gauloise, ce bourg existait et était consacré aux Dieux 52 avant J-C, la Gaule est en passe d’être conquise par Jules César à la tête de l’armée romaine. Pour achever la conquête de l’Ile de France, César envoie son lieutenant, Labienus. La bataille qui consacre la victoire romaine a donc lieu à l’emplacement du quartier St Germain des Prés. A l’époque mérovingienne, la ville de Paris est entièrement concentrée sur l’île de la Cité. L’actuel quartier de St Germain des prés n’est que bois et champs. Childebert 1er, fils de Clovis, de retour d’une expédition en Espagne contre les Wisigoths, rapporte la tunique de Saint Vincent et une croix d’or et de pierreries conquises à Tolède. Sur les conseils de Saint-Germain, évêque de Paris, il fait bâtir vers 543, une basilique pour abriter ces saintes reliques. Ce sera la Basilique de Saint-Germain-des-Prés, actuellement l’une des plus anciennes églises de Paris. Autour de cette basilique, Childebert va fonder une abbaye de moines bénédictins, qui vivent selon la règle de Saint Benoît. Ce monastère jouira, durant tout le Moyen Âge, d’un très grand prestige, par la portée de son rayonnement intellectuel et territorial.
Quand l’Evêque Germain meurt, dans la deuxième moitié du VIe siècle, il est inhumé dans l’église et sa tombe devient un lieu de pèlerinage. Elle prend le nom de Saint Germain (des Prés) au VIIIe siècle. Charlemagne lui donne privilèges et immunités qui la rendent indépendante des autorités civiles et religieuses de Paris. L’Abbaye est détruite lors des invasions normandes et reconstruite entre 990 à 1021.
L’église construite sous Childebert était somptueuse : sol en mosaïque, hautes colonnes de marbre, murs ornés de peintures. Son toit, revêtu de cuivre doré, la fit longtemps appeler St Germain le doré. L’église est donc reconstruite après sa destruction par les normands. L’architecte chargé de cette reconstruction adopte le nouvel art roman. Une partie de cette église nous est parvenue dont le clocher. Au 12e siècle, un nouveau chœur est construit, il est cette fois de style gothique. Peu à peu, autour de l’église et de l’abbaye Saint Germain, un bourg se développe : comme il se trouve hors des murs de la ville, les commerçants n’ont aucune taxe à verser et les intellectuels ne subissent pas la censure de l’église. Dès le 14e siècle, de fastueux hôtels sont construits dans ce bourg. L’hôtel de Nesles était l’un des plus importants et couvrait à peu près l’espace de l’actuel hôtel des monnaies.
Aux 15e et 16e siècles, le quartier étant toujours hors de l’enceinte de Philippe Auguste, les idées de Saint Augustin, de Calvin et Luther, des mauristes par la voix de Dom Mabillon s’y diffusent. Le marché Saint Germain abrite les épices, les teintures, des produits abordables sans les taxes. Des cafés s’ouvrent notamment celui de Francesco Procopio, le Procope, le plus vieux café de Saint Germain des Prés. Les plus grands intellectuels de l’époque le fréquentent : Rousseau, Voltaire, Montesquieu et Diderot qui y écrira des chapitres de l’Encyclopédie. Marat établit son imprimerie juste à côté. Naissent également les guides gastronomiques : almanach des gourmands comme celui du critique gastronomique Grimod de la Reynière.
Au 17e siècle, le bourg était un véritable foyer intellectuel qui comprenait un collège, l’actuel Institut de France, et de nombreux théâtres. L’église et l’abbaye sont florissantes et de grands princes en sont abbés en particulier des princes de Bourbon, bâtards du roi.
Dans toute la France, les moines mauristes reprennent en main les abbayes y compris celle de Saint Germain et rétablissent la stricte observance. Parallèlement, ils restaurent et construisent des bâtiments. Cette période, florissante pour la congrégation, prend fin à la Révolution. L’abbaye fut démantelée par les révolutionnaires. Un incendie détruit la bibliothèque et les statues du portail occidental sont brisées.
Au 19e siècle, le bourg se ressaisit. Il devient progressivement le centre de l’édition française et l’église en fort mauvais état est restaurée.
Au 20e siècle, les galeries d’art, les librairies, les maisons d’édition font une entrée massive dans le quartier, alimentant sa réputation de quartier intellectuel et culturel. Saint-Germain devient un quartier « branché ». Dès 1920, il concurrence sérieusement Montparnasse et attire la rive gauche des lettres et des arts. Pendant la seconde guerre mondiale, le quartier a la chance de ne pas être réquisitionné par les Allemands. Artistes et écrivains prennent alors l’habitude de s’y réfugier : Sartre et Beauvoir écrivent au café Flore et y théorisent leur philosophie : l’existentialisme.
Dans les années 50, Saint Germain des Prés prétend au titre de centre intellectuel du monde. On y discute, on y débat, on y vit en bande. Poètes, musiciens, écrivains, peintres se réunissent dans les cafés : Prévert, Vian, Camus, Malraux, Hemingway, Sagan, Giraudoux, St Exupéry. La créativité tous azimuts s’exprime dans les romans policiers, dans les revues comme « les temps modernes », au théâtre comme dans « exercices de style » de Raymond Queneau, « Ubu roi » de Jarry, « Huis clos » de Sartre.
Pause pour notre conférencière, le goûter est servi : café, thé et chocolat, particulièrement exquis, accompagné du fameux millefeuilles Lipp. Les conversations vont bon train.
Reprise de la conférence – notre conférencière d’une voix tonitruante demande le silence afin de nous raconter l’histoire de la brasserie Lipp. En 1880, Léonard et Pétronille Lipp fuient l’Alsace pour ouvrir la « brasserie des bords du Rhin » à Saint Germain des Prés.
Ironie de l’histoire, Lipp fait partie de ses brasseries alsaciennes créées au lendemain de la guerre de 1870 telles que Zeyer, Wepler ou Boffinger et qui ont été reprises par des aveyronnais…
Le succès est immédiat : choucroute et bière, service rapide et à toute heure. On y fait la queue. Aux heures creuses, les poètes investissent le lieu : les hydropathes – groupe littéraire de la fin du XIXe qui comptait parmi ses membres Alfred Jarry ou les pataphysiciens (science des solutions imaginaires). Oscar Wilde fréquentera le café et exprimera sa déception lorsqu’il rencontre Verlaine « quand jadis, je rencontrais Verlaine, je ne rougissais pas de lui. J’étais riche, joyeux, couvert de gloire et pourtant je sentais que d’être vu près de lui m’honorait… même quand Verlaine était ivre ». Verlaine était en effet dans un état d’extrême mélancolie, il ne parvenait pas à trouver un éditeur et venait d’éditer à compte d’auteur les poèmes saturniens et s’énivrait avec de l’absinthe verte de 5 à 7.
En 1905, Jules Cazé devient propriétaire de la brasserie et la revend ensuite à M. Hébrard. En juillet 1920, l’aveyronnais Marcelin Cazes reprend l’établissement et le fait décorer avec des céramiques murales de Léon Fargue – sur les conseils du poète Léon-Paul Fargue, hôte des lieux -, des plafonds peints de Charley Garry, des banquettes en moleskine marron. Son fils Roger lui succède en 1950.
Le succès est toujours là. Jarry, Valery, Hemingway, Saint Exupéry, Tzara, Desnos, Queneau aiment ce lieu plus intime que le café de Flore ou les Deux Magots. Guillaume Apollinaire y vient en voisin (il habite au 202). A l’origine du surréalisme, ses amis Max Jacob et Pablo Picasso le rejoignent à la brasserie, c’est une amitié triple. Son amoureuse, Marie Laurencin dira « Picasso est le seul homme dont on puisse dire qu’il ait influencé Apollinaire ». Max Jacob, comme on le dit aujourd’hui, fait le buzz dans la salle, il parle en vers, danse à la bretonne sur les tables, pousse la chansonnette galante écrite pour Marie Laurencin : « Ah ! L’envie me démange, de te faire un ange, de te faire un ange, En fourrageant ton sein, Marie Laurencin, Marie Laurencin… » Il se retire à Saint Benoit sur Loire après sa conversion au catholicisme (il est né à Quimper dans une famille juive non pratiquante). Hélas, ses origines ashkénazes le rattrapent, il est arrêté par la gestapo et accepte son sort en guise d’expiation et meurt à Drancy avant son transfert à Auschwitz.
Les comédiens sont également des habitués, le Vieux Colombier est proche et Louis Jouvet en tête avec toute sa troupe y a aussi ses habitudes.
Le mouvement surréaliste devient plus politique avec Breton, Eluard et Aragon, il est de bon ton de prendre sa carte au PCF. Seul Dali pense que la révolution bolchévique n’est pas la bonne. Desnos s’éloigne des surréalistes et refuse lui aussi d’adhérer au parti communiste. Il sera l’animateur de la Nouvelle Revue Française avec Jean Paulhan.
Robert Desnos fait la connaissance de Youki, compagne de Foujita chez Lipp. Il devient un très bon ami du couple mais tombe profondément amoureux de Youki. A nouveau, un triangle amoureux se forme, Foujita se rend compte des sentiments qui lient Youki et Desnos. Il la quitte en lui disant qu’il la laisse entre de bonnes mains. Pendant sa déportation, Desnos lui sera fidèle et lui écrira chaque jour jusqu’à sa mort.
Notre conférencière évoque les années 50 avec Boris Vian et Juliette Gréco. Cette dernière dont la mère résistante a été déportée connait des difficultés pour s’exprimer, elle dira : « Vian m’a réappris à communiquer ». Elle rencontre Miles Davis et tombe amoureuse, ce dernier renonce à l’épouser et repart sans elle aux Etats-Unis, la ségrégation ne permet pas le mariage d’un noir et d’une blanche. Elle devient la muse de Saint Germain des Prés avec son répertoire de Queneau et de Prévert.
En 1935, Marcelin crée le prix Cazes, qui était attribué chaque année à un auteur n’ayant jamais eu d’autre distinction littéraire, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
En 2022, pour la 86e édition, le prix est attribué à deux lauréats ex aequo : Mathilde Brézet pour le grand monde de Proust et Gautier Battistella pour son roman Chef.
Après toute l’intelligentsia, les politiques vont aussi fréquenter la brasserie, l’Assemblée nationale et le Sénat sont proches. Roger Cazes surnommé « le 3e homme de l’Etat, après le Président de la République et celui du Sénat » sait placer les hommes en fonction de leur appartenance en les éloignant si besoin est. Quant aux touristes, ils les plaçaient dans la salle dite « L’enfer » (où nous sommes installés) en les faisant patienter au moins 90 minutes pour une mise à l’épreuve. Les disgraciés sont envoyés dans la salle du fond appelée « Le purgatoire ». D’autres peuvent être interdits de séjour comme Jean-Edern Hallier qui fait le coup de poing devant l’établissement avec Angelo Rinaldi, son article lui ayant déplu.
Pour terminer son propos, notre conférencière précise que rien n’a changé depuis 1920 et ce malgré les différents changements de propriétaires. Le directeur du groupe Bertrand, repreneur de la brasserie de plus de cent ans en 2002 n’a qu’un mot d’ordre « ne rien changer ».
Et rien ne change, ni les salles avec la même décoration, ni le service fait uniquement par des hommes comme le stipule la clause résolutoire du bail signé en 1880. Il en va de même pour l’uniforme de ces serveurs, inchangé : rondin (veste noire), gilet, tablier blanc et un numéro sur chaque serveur de 1 pour le plus ancien à 23 pour le dernier arrivé (notre serveur porte le numéro 22).
Nous continuons de bavarder mais voyant que nous gênons la desserte, nous quittons les lieux à regret.
Texte : Jocelyne Poulizac – Photos : Jeannette Belluc, Christiane Bruneau, Jacqueline Cosson